Michel Morin, site officiel

Vertige ! et autres essais a-politiques

Vertige !
et autres essais a-politiques

Montréal, Les Herbes rouges, 2002, 157 p.

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Résumé

Dans la première partie de cet ouvrage, Michel Morin avance tel un funambule au-dessus d’un abîme. Cet abîme n’est pas celui de l’enfer chrétien puisqu’il n’y a plus aujourd’hui qu’« une seule dimension d’existence », celle qu’on qualifiera   d’« objective » ou de « réelle ». Or, justement, il est là l’enfer ; et le « moi » se « cabrant » contre sa finitude cherchera désespérément un « rachat dans l’image » et s’enfermera de façon toujours plus étanche dans des « images stéréotypées ». Qu’en est-il de la morale qui régit cet enfer ? Eh bien, la nouvelle morale moderne, écrit Morin, a érigé en principe que rien ne devait échapper au contrôle du « moi », que par conséquent la « négativité » devait être exclue de l’existence humaine, qu’il fallait en finir avec l’obscur et nettoyer l’homme de son obscurité essentielle, quitte à liquider toute intériorité. Bref, c’est le MOI ou RIEN.

Pourtant, nous dit l’auteur sur son fil tendu tâchant de ne pas être happé par le « Vertige » lorsque son regard plonge dans cet abîme, le « miracle du vivant », de son « apparaître », est indissociable de son « disparaître ». C’est le « mortel » qui est beau ! Point n’est besoin de se « cabrer » contre sa finitude ! N’a-t-on jamais entendu parler du « ravissement du défaillant » ? Veut-on tout contrôler ? — Mais le « moi » échappe à lui-même… Tout monter, exposer, représenter ? — Mais le « ressenti » échappe à l’image tout comme la vie la plus intime et la plus profonde de l’individu… Tout commander ? — Mais le Désir est un appel, non une commande, que la vulgate bio-psychiquetente sans cesse de rabattre et qui ébranle notre petit « moi » qui, telle la grenouille de la fable, se prend pour un bœuf…

Oui, cette époque a de quoi donner le « vertige » à un être pensant. Mais il ne faudra pas compter sur Michel Morin pour adopter une quelconque attitude réactive ou désabusée, ou encore pour aller se terrer dans l’« intériorité-refuge » et mélancolique. À l’« individualisme de surface » ou « individualisme de masse » propres à notre époque, Morin n’entend pas opposer un quelconque « collectivisme », mais bien plutôt un « individualisme d’une autre trempe », intériorisé, non volontariste, expressif et créateur. « Le “créateur”, écrit Morin, introduit dans la Cité une autre manière d’être, de penser, de vivre, d’entrer en rapport avec les autres, à la différence de l’“intellectuel éclaireur”, porteur des Lumières à l’intention du peuple. » Quant à la relation pédagogique dont parle aussi l’auteur dans ce livre, elle devrait viser au premier chef à « décloisonner les subjectivités. »

S’il est question à la fin de cet ouvrage de combattre l’enrégimentement des individus dans le système de production, ce n’est pas en se repliant sur son « moi » effrayé qu’on y parviendra mais en étant plus profondémentcréateur que le système de production, se mettant de la sorte en rapport avec le principe interne d’accomplissement de l’individu (pensons au conatus de Spinoza) plutôt que les fins extérieures à celui-ci que poursuit l’entreprise productiviste. Dès lors, le « créateur » ou le philosophe feront exister, ici et maintenant, une « autre possibilité de vie ».

Chancelant, le funambule n’a pas été happé définitivement par le « vertige » qu’évoquait le titre de l’ouvrage. Défaillant, il poursuit son chemin sur le fil tendu de l’être. Mais qui suivra ses pas ?

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Extraits

L’horizontalité de l’image filmique aspire à elle toute profondeur, déclasse et dissout toute verticalité. Tout est là en effet sur la pellicule, tout se passe là, tout est « enregistré », « capté » : c’est cela, l’autre monde, vous l’avez devant vous, projeté (et projetable à volonté). Inutile de chercher ailleurs. C’est cela la vie. Il n’y a pas d’ailleurs, autre chose que ce que l’on peut se représenter ainsi, se donner à voir. Le film, la projection sont continus. Représentation permanente. À toi de t’y reconnaître, de t’y identifier (« construire ta propre image à partir de ces images »). Tes rêves, tes aspirations, tes douleurs elles-mêmes sont d’ores et déjà transposées là, devant toi. Ne cherche pas ailleurs d’autres transpositions. Il n’y a pas d’autre plan que celui, horizontal, qui se déroule devant toi. Ton besoin de transposition est toujours déjà satisfait. (p. 21)

Tel est l’impératif premier à partir duquel s’ordonne cette morale d’un type nouveau. « Il est normal », enseigne-t-elle, de souhaiter exclure ou évacuer la négativité de l’existence humaine. Or, tout imprévu relève de ce que nous appelons ici « négativité » : « imprévu » renvoie en effet à ce qui m’échappe, advient malgré moi et, en conséquence, dérange « mes plans », « mes projets », m’éloigne de « mes objectifs » que j’avais portant dûment « identifiés » […] Le mal du moi est de s’échapper, parfois même de se perdre. Tel est bien aujourd’huile mal : l’expérience de ce qui échappe au moi, garant de toute sécurité et de toute prévisibilité. Il faut donc tout mettre en œuvre pour conjurer ce mal. […] Si le mal est bien ce qui m’échappe, le mal radical est la possibilité même que quelque chose puisse m’échapper, qu’on le dise de l’ordre de la « nature » ou de l’ordre de la « pensée ». L’envers, c’est-à-dire le bien, c’est que l’homme, c’est-à-dire moi, le moi, conserve sa prise sur toutes choses, soit assuré de sa maîtrise, de sa gouverne, de son contrôle. (p. 47)

À cet individualisme — clé de l’époque — il est contre-indiqué d’opposer un quelconque collectivisme (qui a fait son temps sous sa forme traditionnelle — les églises ou assemblées de croyants — et dont le retour sous la forme socialo-communiste s’est consommé dans l’échec). Il faudrait plutôt lui opposer un individualisme d’une autre trempe — intériorisé, non volontariste —, animé par le rapport interne de l’individu à la source — au Désir —, expressif en ce sens, producteur d’effets. Non pas l’individualisme du repli du moi sur lui-même, mais celui du moi dont craque l’enveloppe ou la chrysalide sous la poussée de ce qui cherche à se dire et à se traduire en actes. /

Il s’agit donc de battre le système de production sur son propre terrain. Opposer un individualisme de fond à un individualisme de surface, un individualisme expressif et créateur à un individualisme narcissique ou individualisme d’image. (p. 134-135)

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Critiques

 « Penseur au parcours atypique, à la démarche profondément originale, Michel Morin bâtit depuis maintenant 25 ans une œuvre d’une sensibilité extraordinaire. Philosophe fuyant les cénacles ghettoïsants dans lesquels cette discipline s’exerce prétendument, Morin a choisi le terrain de l’expérience et de la vie pour construire sa réflexion. “La philosophie naît là où je suis ébranlé en mon être et ma conscience”, écrit-il justement.

Et ses ouvrages de former ensemble une parole qu’il ne faut pas hésiter à qualifier de révolutionnaire, au sens le plus littéral du terme. Car ce que nous propose Morin consiste ni plus ni moins à réinventer le monde en acceptant en premier lieu de réinventer notre appréhension du sujet, de l’être que nous sommes. Et c’est aussi le propos de son plus récent bouquin, Vertige! […]
Avec Morin, pas de recettes faciles, pas de conseils rapides, seulement “la présence d’esprit”, “le courage” et “lapatience” de vouloir s’inventer une “possibilité neuve d’existence”. »

Pierre Thibeault, Ici, 9 janvier 2003.

« Michel Morin n’est pas tapageur. Il mérite néanmoins qu’on l’écoute. Philosophe de l’intériorité conçue comme la forme moderne de la transcendance qui donne sens à notre humanité toujours d’abord individuelle, Michel Morin est un penseur de la “faille” qui habite “l’être de chacun” et qui met en déroute “la présomption de la clarté du moi dans son rapport à lui-même”.
Charge radicale menée contre le nihilisme contemporain qui chercherait à en finir, grâce à une entreprise d’objectivation du moi, avec la “négativité” humaine, avec “la vie en son caractère spontané, imprévisible, improvisateur, créateur pour tout dire”, au profit d’une approche gestionnaire de l’existence, la première partie de sonVertige! plaide en faveur d’une reconnaissance “du discontinu de l’exister [qui] oblige le sujet connaissant à s’avouer sa propre faillibilité, son essentiel manque de maîtrise sur son existence, sa solitude à la vivre et à l’assumer”. […]
Il y a un style Michel Morin, fait d’une prose sombre dont la brûlante intensité reste contenue. Le style Morin, c’est une sorte de tâtonnement maîtrisé qui cherche à demeurer au plus près de “l’intériorité-fournaise” explorée par le philosophe. »

Louis Cornellier, Le Devoir, 16 novembre 2002.

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