L’ami-chien
Fragments d’une éthique de l’amitié
Longueuil, Le Préambule, 1986, 228 p.
Résumé
Ce livre composé de fragments est fait d’oscillations entre des pôles en tension tels que l’effort théorique et l’expérience personnelle, la tendresse et la violence du désir, le don de soi et la possession de l’autre, le sain amour de soi et l’angoisse de la séparation. On ne s’étonnera donc pas que des penseurs aussi contrastés que Sade et Rousseau se retrouvent en notre compagnie dans ce livre qui esquisse une éthique de l’amitié.
Or, cette éthique de l’amitié ne cherche pas tant à concilier les contraires ou à trouver un juste milieu qu’à penser et à vivre les vérités paradoxales qui font en sorte qu’on se lie à l’autre, notre prochain, notre semblable, dont l’altérité est source de désir mais aussi de souffrance. Ce livre cherchera donc à penser le rapport à l’autre sous tous ses angles et particulièrement, comme le sous-titre l’indique, l’amitié. L’amitié dont il est question ici ne met pas le corps de côté ; elle l’implique au contraire. Et puisque le corps est sexué, il sera aussi question de sexualité dans ces « complicités de puissances » que sont pour l’auteur les amitiés les plus fortes.
Le désir est à la fois désir de possession et désir d’être dépossédé. Michel Morin cherche dans ce livre (puisqu’il ne s’agit pas d’une éthique prescriptive mais exploratoire) la voie d’une maîtrise fondée sur une dépossession consentie plutôt que sur la crainte de cette dépossession. L’homme s’illusionne très souvent sur sa puissance en vouant un culte à son sexe, sans voir la faille qu’il porte en lui et qui le pousse à désirer l’autre sexe. En comblant la faille de l’autre sexe (qu’on disait faible autrefois), il croit échapper à sa propre faillibilité. Ainsi la conscience de soi reste obnubilée, fantasmatiquement gonflée et fermée à toute véritable altérité, alors même qu’on prétend désirer l’autre sexe.
Sade, croit Morin, nous apprend à penser la violence du désir qui, dans l’angoisse de la séparation, cherche à se satisfaire, « quoi qu’il en soit de l’autre, quitte à retourner ensuite à cet état premier de séparation » ; Rousseau, quoiqu’il rêve lui aussi de fusion, cherche à se circonscrire et « refuse toute violence, toute dialectique. Il pose, écrit Morin, la spiritualité de l’humain envers et contre tout ce qui la met en péril. » L’un révèle la passivité du désir et rêve d’une pureté primordiale ; l’autre nous fait violence, dévoile la bête qui couve sous l’humain. Si, comme l’écrit Morin, « la séparation des êtres constitue l’ordre réel que tout passage à l’intimité transgresse », Sade et Rousseau, par des attitudes qui s’opposent, recherchent cette transgression. « Rousseau est vrai, écrit Morin, dans la souffrance qu’il subit, en retour de son désir de communiquer. Sade est vrai aussi dans la souffrance qu’il inflige à l’autre pour communiquer avec lui. » Si les deux sont vrais, il n’est pas question pour Morin de condamner l’un au profit de l’autre mais plutôt de contaminer l’un par l’autre et inversement. Dès lors, il devient possible de s’adonner tour à tour à cette passivité et à cet abandon de toute réserve, dans le sillage de Rousseau, tout en étant susceptible de ce sursaut, de cette violence capable d’attenter à la séparation des êtres, violence que Sade exacerbe en refusant d’être la victime d’une société hypocrite qui condamne les exceptions et les irrégularités. Et c’est ainsi qu’en élaborant cette éthique paradoxale de l’amitié, Morin nous propose de « devenir des êtres-frontières », selon son expression, (ni tout à fait homme ni tout à fait femme), des êtres qui refuseront de se laisser enfermer dans des représentations figées, qu’il s’agisse de l’homme qui perfore ou de la femme qui subit.
L’amitié, telle que l’entend Michel Morin, est donc ébranlement de la conscience en même temps que du corps. Le corps doit être offert, ouvert, sacrifié pour que la conscience du corps propre et de soi advienne par-delà les fantasmes dans lesquels elle aime à s’entretenir. L’amitié créatrice et sacrificielle voue chacun à sa propre faillibilité mais permet aussi de l’apprivoiser en étant accompagné par l’ami. Or, la vraie puissance est celle qui naît de la défaillance éprouvée et traversée, défaillance du puissant qu’un penseur comme Sade, souligne Morin après l’avoir longtemps accompagné, escamote en situant ses héros d’emblée au-dessus de la souffrance qu’ils infligent, alors qu’ils n’auraient pas à infliger de telles souffrances s’ils n’étaient pas eux aussi transis par l’angoisse de la séparation et de l’incommunicabilité entre les êtres.
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Extraits
Si l’interdit, dans sa fonction traditionnelle, visait à empêcher la fusion, brûlante, immédiatement tentante, il n’en va plus de même aujourd’hui où la fusion semble au plus grand nombre déjà réalisée, ou tout au moins, aisément accessible. Ce qui se trouve ainsi le plus immédiatement et le plus vivement interdit, c’est l’autre, l’inconnu, l’inassimilable. Au terme, bien sûr, la fusion, en sa réalité profonde, est aussi interdite, mais seulement en second lieu. Tant que l’autre reste occulté ou rejeté, le sens même de la fusion ne saurait apparaître. Le paradoxe étant que, l’autre se trouvant immédiatement interdit, le premier moment de la transgression (soit la condition même de sa possibilité) consiste à le reconnaître. (p. 87)
Les rapports les plus fermes, les mieux établis, les plus durables (à vrai dire indestructibles) sont les complicités de puissances. Non tant de puissance égale que de désir égal d’accroissement de la puissance propre à chacun. L’intérêt s’y trouve donc au plus haut point. Devenu passion. Et ardeur. Suprême égoïsme débordant par-delà lui-même. Le don. Mais le don qui résulte de la fusion des deux exige la totale acceptation par l’un et l’autre de sa place dans la relation, sans fausse modestie ni faux orgueil. La maîtrise sans prétention et l’abandon sans faiblesse. (p. 152)
Il devient dès lors possible d’atteindre à une nouvelle sorte de maîtrise : non plus celle fondée sur l’occultation des parties affectables et leur résorption en un corps idéal — le corps propre du « sujet » —, mais celle de celui qui, totalement conscient de l’affectabilité des parties de son corps, est capable de cette retenue qui lui permet d’évaluer, relativement aux lois sociales, le moment et le lieu opportuns où il pourra livrer son corps — le faire jouir — en toute impunité. C’est cette maîtrise que Sade nomme apathie ou flegme. Une maîtrise fondée sur une dépossession consentie — de son corps propre — plutôt que sur la crainte de la dépossession (cette autorité qui prévient toute espèce de toucher). (p. 196)
Il n’est de vraie communication que dans l’aveu de la part de celui que sa conscience fait souffrir de sa souffrance à quelqu’un d’autre. C’est la seule manière de parvenir à le toucher. Le toucher ainsi dispense d’avoir à le tuer. Le tuer procéderait donc de l’incapacité ressentie au plus profond de soi comme indépassable de lui avouer la souffrance éprouvée. Ainsi, lorsque l’on tue, l’on tue toujours n’importe qui, parce que n’importe qui doit payer pour ce qu’aucun être particulier n’ait pu être touché. (p. 228)
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Critiques
« La forme elle-même de l’ouvrage est diverse. Il y a, d’un côté, les théories pures […] De l’autre, nous avons à faire à un journal intime. Là, l’auteur nous livre ses réactions, ses goûts et ses dégoûts, enfin une partie de lui-même.
Le livre est difficile, autant le dire tout de suite. Son univers est celui de l’angoisse, celle de Bataille, de Sade, etc… En contrepartie, il y a aussi Rousseau. Quel est donc le monde de Michel Morin ? Il est malaisé de le dire encore. C’est en effet un monde en évolution qui s’offre à nous en facettes, à l’occasion de ce livre.
Une chose pourtant incontestable. Michel Morin est un styliste remarquable qui manie la plume avec tout en même temps lyrisme et précision. Au fond, on ne peut lui demander plus, puisque par-dessus le marché, son ouvrage est sérieux, réfléchi. »
Jean Basile, La Presse, juin 1986.
« Dans l’œuvre de Michel Morin, on distingue facilement deux volets : une réflexion intimiste, qui se développe, à partir du Contrat d’inversion (1977) et puis ensuite Les Pôles en fusion (1983), dans un travail d’écriture à deux voix avec son ami Claude Bertrand. Il y a dans ce travail une inspiration deleuzienne, une recherche intense et originale pour penser l’individualité hors de toute relation aliénante, fût-elle politique ou sexuelle. Ces deux livres furent suivis en 1986 par une éthique de l’amitié, publiée par Michel Morin seul : L’Ami-chien. »
Georges Leroux (Université du Québec à Montréal), Spirale, septembre 1992.
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