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Souveraineté de l’individu

Souveraineté de l’individu

Montréal, Les Herbes rouges, 1992, 121 p.

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Résumé

Ce livre de Michel Morin s’ouvre sur l’aveu d’un soupçon d’étrangeté par rapport à la langue française à laquelle il s’est toujours passionnément identifié, mais qui ne renvoie pas moins à un ailleurs, sinon à une rupture quasi ontologique, à une discontinuité radicale. Rappelant à la fin de cet essai la « liberté insoutenable », « irreprésentable », des premiers colons français venus en Amérique, il écrira que « penser en Amérique, c’est penser sans fondement », sans garantie, hors de toute remémoration.

Toutefois, la culture canadienne-française se serait, selon l’auteur, érigée dès l’origine sur un double déni, tentant ainsi de conjurer la faille : déni de la Modernité philosophique et déni de l’expérience américaine. Dès lors, sortir de ce déni implique d’assumer ce manque de fondement, de partir à l’aventure (tel le coureur des bois) sans garantie de continuité historique, redonnant aux mots anciens un sens nouveau régénéré par l’expérience américaine tout en pensant, hors de tout sentiment réactif, l’émergence de l’individu, laquelle devra prendre en compte son désir de désertion et d’errance (lieu originaire de l’exercice de sa liberté) que l’essor d’une certaine Modernité, sous l’égide de la Raison triomphante et technique, tend paradoxalement à occulter, elle qui pourtant tire toute sa force et son sens de la liberté qu’elle confère à l’individu.

Si le Québec devenait un pays souverain (ce que l’auteur envisage sérieusement dans cet essai publié quelques années avant le second référendum sur l’indépendance du Québec) ou qu’il acquérait une plus grande autonomie politique à la suite d’une redéfinition en profondeur du Canada (ce que l’auteur envisage aussi) cela ne devrait pas se faire au détriment d’une souveraineté bien plus importante que toutes les souverainetés nationales : la souveraineté de l’individu. La spécificité culturelle et nationale ne saurait à elle seule justifier, selon Morin, en cette fin de XXe marqué par l’exacerbation des nationalismes l’accession d’un peuple à l’indépendance politique. Envisager la culture et l’État, dès lors naturalisés, comme l’expression en toute continuité d’un peuple peut mener aux pires dérapages. S’il est question d’indépendance politique, celle-ci doit être recherchée non pas pour défendre et préserver une identité nationale repliée sur elle-même envers et contre les progrès de la modernité et l’émergence concomitante de l’individu, mais pour donner toutes les chances à cet individu d’accéder à l’universel, selon « une modalité spécifique d’appartenance à l’universel. »

C’est ainsi que la langue française, cessant d’être envisagée comme un refuge identitaire pour les Canadiens français, pourrait devenir comme il advient de plus en plus de nos jours un « moyen spécifique » pour chaque individu dans la société québécoise, quelle que soit son origine ethnique et nationale, d’accéder à l’universel. Ce n’est qu’à ce prix, en se refusant à toute complaisance identitaire, qu’« une approche française de l’Amérique » pourrait voir le jour, que la société québécoise et l’État québécois pourraient affirmer « une idée autre de l’Amérique » qui ne se situerait pas en deçà de la modernité et dont le moteur  ne serait pas le ressentiment ou l’impuissance.

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Extraits

Prendre prétexte de l’homogénéité sociale et historique des Canadiens français pour constituer une société à leur image (c’est-à-dire « petite » comme l’est toute communauté homogène), c’est passer à côté d’une double exigence : celle de prendre en pleine considération les autres membres de communautés diverses qui font partie de plein droit de cette société et celle d’amener les Canadiens français à « devenir autres », à faire l’effort par eux-mêmes de briser le rapport de complaisance identitaire dans lequel on les a trop longtemps entretenus, afin d’accéder pleinement à la culture, au savoir et à la connaissance de l’homme moderne. C’est donc ce sentiment d’homogénéité et l’esprit de complaisance qui lui est sous-jacent, qui doivent être brisés, et en ce sens, c’est le devenir-autre des Canadiens français, leur altération qui peut ouvrir la voie à une manière moderne de repenser le rapport à l’État et à l’universel (qui sont indissociables) au Canada. (p. 75)

Si la diversité des cultures fait bien la richesse de l’humanité, c’est dans la seule mesure où ces diverses cultures ont le souci de ne pas se replier sur elles-mêmes dans une attitude de défense jalouse de leur particularité, mais plutôt de dessiner une manière, un mode spécifique d’accession à l’universel […] C’est dire qu’en même temps que nous valorisons l’affirmation d’autant de voies spécifiques vers l’universel qu’il y a de cultures et de nations, nous subordonnons cette affirmation à la pleine reconnaissance de la valeur éminente de la loi et de l’État de droit qui nous paraît exprimer la réalité de l’homme comme être de Raison. […] C’est dire finalement que nous subordonnons les avantages de l’identité aux risques de l’altérité. L’ouverture à l’autre, au différent, tout comme à l’Absolu, à l’Universel nous paraît la seule voie vraiment positive d’affirmation et de promotion d’une particularité quelconque. (p. 80)

S’il est un avenir à cet espace encore indéterminé d’Amérique hérité du vieux rêve des premiers découvreurs français, n’est-ce pas de représenter réellement ce que l’Amérique a toujours voulu dire pour ceux qui en rêvent : un espace de liberté où il soit possible d’échapper aux catégories étroites des entités nationales closes et d’inventer sa vie dans sa logique propre ? Le problème n’est-il pas qu’aujourd’hui les États-Unis d’Amérique, qui ont longtemps incarné ce rêve, se trouvent dominés par une logique de l’expansion technologique sans limites sous l’égide d’une Rationalité productiviste dont le statut n’est jamais vraiment interrogé et qui occupe désormais totalement l’espace au départ indéterminé de l’initiative individuelle et de ses rêves de dérive et de découverte ? Peut-être l’entreprise coloniale française, développée hors de tout souci de la métropole, abandonnée à elle-même et ayant accouché d’un rêve d’empire en lieu et place d’un empire réel, aura-t-elle en son caractère de rêve toujours inaccompli et inachevé mieux approché l’idée d’Amérique que l’entreprise coloniale anglaise, trop tôt avide de puissance et de respectabilité. (p. 112)

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Critiques

« Intelligent, rédigé dans une langue élégante dont la retenue contraste avec le ton incendiaire des ouvrages récemment publiés sur le même sujet […]

C’est à ce stade que la pensée de Morin se distingue par une originalité déconcertante, cette replongée dans l’histoire doit mener celui qui s’y risque à une réévaluation du choc qu’a constitué pour les Français du XVIIe siècle l’entreprise coloniale en terre d’Amérique. […]

Qu’on comprenne bien, Souveraineté de l’individu, par sa défense de l’idéal universaliste et ses attaques incessantes envers toute tentative d’enfermement de l’individu (que ce soit dans la Race, la Terre, le Peuple), constitue une critique virulente de la pensée nationaliste. Toutefois, les fédéralistes bornés (ils sont légion) devraient s’abstenir de jubiler trop vite. »

Louis Cornellier, Cité Libre, juin 1992.

« Michel Morin surprend. Michel Morin fait la preuve que penser est tout de même possible. […] C’est le rôle des philosophes et, disons-le franchement, il est bon de voir un philosophe remplir son rôle. Cela nous change des discours constitutionnels ronflants, creux, vides, ennuyants, médiocres… »

Marc Chabot, Le Soleil, 4 mai 1992.

« Il s’agit donc de court-circuiter le nationalisme bourgeois pour tenter de produire une souveraineté fondée d’abord sur l’individu et sur la langue française. […] Le propos est et n’est donc pas nationaliste, tout dépend du point de vue, et je pense que le fond de la réflexion de Morin demeure finalement indifférent aux questions nationales. Sa pensée cherche obstinément, dans une situation historique particulière, le modèle le mieux adapté à la figure du déserteur, de l’exilé, du solitaire qui habite déjà ses ouvrages de moraliste. »

Georges Leroux (Université du Québec à Montréal), Spirale, septembre 1992.

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