Michel Morin, site officiel

Le contrat d’inversion

Le contrat d’inversion

(écrit en collaboration avec Claude Bertrand)

Montréal, HMH, 1977, 197 p.

Résumé

Que l’« hérésie », comme le souhaitait Adorno, soit constitutive de l’essai permet de faire un pas de côté, de renverser les apparences, de voir l’objet considéré sous un angle inédit, de façon à nous dérouter et à changer nos habitudes de pensée. À cette hérésie, Michel Morin s’exerce depuis son premier livre, Le contrat d’inversion (écrit en collaboration avec Claude Bertrand), véritable anti-contrat aux accents de manifeste qui vise ni plus ni moins à renverser le réel (le réel institué, qui se fige dans une représentation sclérosée) et à se dissocier du groupe, de tous les groupes : la famille, l’État, la nation, les faux camarades. Les auteurs de ce Contrat d’inversion font la guerre — car ce livre est aussi violent qu’il peut parfois être lyrique — à tout ce qui peut entraver l’émergence et l’expression des singularités. Loin de tout unanimisme social ou national, les auteurs prônent plutôt que la reconduction d’un quelconque contrat social, la multiplication des « contrats d’inversion » et la création de « sociétés infinitésimales ».

D’une rare violence — de celle qu’engendre le goût d’une liberté absolue —, ce livre vise en outre à « mettre en place les conditions d’un orphelinat généralisé ». Pour ce faire, les auteurs profaneront avec ostentation, sur les planches de leur théâtre d’ombres que leur écriture met en scène, le cadavre du passé et les nouvelles doctrines salvatrices et révolutionnaires. Cette profanation du passé vise, d’une part, à rompre avec le fantasme de l’origine, le regard paternel et l’emprise maternisante, ainsi qu’avec tous les comportements et attitudes marqués par le sentiment de l’échec, sentiment qui a trop longtemps prévalu au Canada français ; d’autre part, cette profanation des nouvelles doctrines salvatrices (communisme, socialisme, nationalisme) vise à empêcher que les « orphelins sans-patrie » auxquels s’adresse ce livre s’embrigadent derechef, vouant chacun plus que jamais à lui-même ainsi qu’à son double, cet autre qu’il porte en lui et qu’il pourrait devenir s’il laissait germer l’altérité qui le constitue.

Au début du Contrat d’inversion, les auteurs s’en prenaient à l’extériorité du savoir de la plupart des intellectuels. Quant à eux, ils voulaient que leur savoir soit le savoir de leur expérience. Or, ce livre, qui engage la totalité de l’existence des auteurs et leur destin, est tout entier écrit à l’ombre d’une expérience : la rencontre du « double », son pareil, son frère, son semblable, rencontre qui ouvre à son tour sur la question de l’homosexualité. En affirmant la ressemblance entre soi et l’autre (son double), il devient possible de marquer avec d’autant plus de force (une force re-doublée) sa différence, son altérité irréductible par rapport à tous les autres — d’où peut-être la force des attaques, l’exubérance et l’intransigeance  qui caractérisent ce livre.

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Extraits

Ainsi, tant que le rapport au savoir de l’intellectuel n’est pas vécu comme savoir de son expérience, le rapport savoir/expérience est posé comme contradictoire : la solution en est nécessairement toujours reportée. Les intellectuels « porteurs de savoir » attendent des masses « porteuses d’expérience » la vérification de leur savoir, comme si l’expérience du rapport au savoir ne portait pas en elle-même sa propre vérité. La situation peut être dite littéralement intenable : car, de cette manière, l’intellectuel se situe dans un rapport de double extériorité, au savoir et à l’expérience. (p. 15)

Nous méprisions d’un même mouvement ce clan d’hommes humiliés et cette meute de femmes déchaînées. Nous mettions en place les conditions d’un orphelinat généralisé. […]
Mais nous, fils renégats qui faisions revivre ce théâtre d’ombres, qui étions-nous pour prendre ainsi plaisir à l’abaissement et à la déchéance de nos pères ? Avions-nous renié tout héritage, perdu toute mémoire ?
Mais était-ce bien là des pères, ces brutes rassies, ces crétins anachroniques ? À peine avaient-ils eux-mêmes été engendrés ; à peine avaient-ils réussi à se détacher du sein maternel. […]
Oui, nous avions compris qu’il est possible de vivre sans père ni mère, que nous n’avions pas d’origine et n’étions même pas nés. […]
Nous sommes des orphelins qui avons cessé de croire à toutes les paternités, qui cherchons à nous réengendrer sans cesse à travers les mirages et les fabulations de notre imagination. […]
Car il est maintenant loin, très loin, le regard qui pesait sur nous. Nous sommes devenus notre propre regard en même temps que nous nous laissions écouler dans la parole. […]
Nos lèvres murmureront des sonorités nouvelles qui se mêleront au bruit des vagues, inventant peu à peu la langue des orphelins sans-patrie. (p. 64-67)

Le rapport de dédoublement ou de ressemblance implique de la part de celui qui s’y livre qu’il pose plus que jamais sa différence par rapport aux autres, au champ de l’altérité, du même mouvement qu’il affirme plus que jamais sa ressemblance avec l’autre, son pareil, son double. Car alors il n’est plus lié aux autres par ces rapports de dépendance qui trouvent généralement dans la sexualité leur point d’ancrage. L’autonomie se perd en effet et l’altérité se dissout paradoxalement dans ce régime de l’attirance où chacun sans cesse est menacé de se perdre soi-même et de perdre l’autre au moment où il s’y abandonne. Ainsi se constituent les rapports amoureux qui ne subsistent qu’en vertu de la peur où l’un se trouve de perdre l’autre. (p. 85)

Un peu malgré nous, mais poussés par des forces dont nous pressentions le caractère irrésistible, nous avions résolu, en ce début de l’été mil neuf cent soixante-quinze, de rompre le contrat par lequel nous nous étions liés au corps social. Nous avions définitivement cessé de croire à quelque reconduction possible du contrat en de nouveaux termes, à cette reformulation décisive à laquelle on nous conviait sous prétexte de progrès, de renouveau, de réforme, voire de révolution. (p. 147)

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Critiques

 « Ce livre peut déplaire à certains, et ceux d’entre nous qui aiment se plaindre du fait qu’il n’y a pas de philosophie québécoise y trouveront matière à espérer pouvoir bientôt se plaindre du fait qu’il y en a une. […]

Nous n’avions pas l’habitude, au Québec tout au moins, de textes théoriques qui ne se réclament pas d’un auteur ou d’un maître à penser ou à dénoncer. […] Il y a bien, ici et là, le docteur Faust qui sert de modèle à temps partiel, et puis aussi le cher Œdipe, non pas celui des réducteurs de tête mais le véritable Œdipe parricide et ensemenceur de sa mère. Mais pour l’essentiel ce discours est sans modèle et sans précédent. C’est assez nouveau dans notre littérature que cette pensée sans excuse qui semble avoir réellement quelque chose à dire.

Ce livre est aussi de poésie, donc improbable. Il y a là tant d’intelligence, de cruauté, de tendresse, d’angoisse, d’intolérance et de bonheurs d’expression que le cœur à la fin rend les armes et n’y voit plus que l’expression d’un bonheur. »

Claude Lagadec (Université de Montréal), Le Jour, 8 juillet 1977.

« Le Contrat d’inversion est un essai, bien sûr, mais il n’est pas que cela. Il est peut-être surtout  une expérience d’écriture à deux mais aussi une expérience de transformation des niveaux de discours. L’habilité de l’écriture est telle qu’on parvient à croire que l’un des auteurs est de trop, sans d’ailleurs savoir lequel. L’alternance des “nous”, des “je”, des vocatifs, qui indiquent toutes les directions et aucune, crée un climat de complicité qui associe le lecteur à cette incessante mise en scène de l’inversion. […]

Le texte, magnifique par ces endroits où il devient plus charnel, laisse résonner de nombreuses harmoniques. Le Contrat puise abondamment dans un réseau intertextuel qui pointe Nietzsche, Lyotard, Deleuze, Hegel, Marx, Rousseau, etc. Ici l’expérience des philosophes “écrits” vient habiter celle des écrivants. L’absence presque totale de citations en même temps que la volonté marquée de lire la situation québécoise fait de ce livre un des rares exemples de volonté d’assimilation d’une tradition et de la mise en place d’un dispositif de regard authentiquement nôtre, c’est-à-dire plus au sens de l’expérience personnelle qu’au sens de l’expérience nationale. »

Gilles Thérien (Université du Québec à Montréal), Voix et images, décembre 1977.

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