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Créer un monde

Créer un monde

Montréal, HMH, coll. « Constantes », 2000, 194 p.

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Résumé

Créer un monde, comme le sous-titre l’indique, est un « Exercice de philosophie subjective ». Qu’est-ce à dire? Que la « théorie » est sans cesse mise à l’épreuve, exemplifiée, testée sur un « sujet », en l’occurrence celui qui pense et écrit ce livre. Si le mouvement se prouve en marchant, Michel Morin a prouvé en écrivant ce livre « que la philosophie est “invention d’un monde” comme l’art et que le philosophe est accoucheur de lui-même comme singularité. »

Poursuivant la réflexion amorcée dans Mort et résurrection de la loi morale sur la condition de l’homme moderne, l’auteur affirme ici que la « ferveur volontariste » qui anime l’homme d’aujourd’hui n’est rien d’autre que la « forme moderne du désespoir ». « En finir avec… » : telle serait la formule du nihilisme contemporain. En finir avec l’hésitation, l’incertitude, ce qui se cherche en soi, bref, en finir avec la finitude et le risque du vivant !

Au delà de ce constat, ce livre est d’abord le récit d’un pari, d’« une sorte de “conatus” risqué par-delà le désespoir, l’abîme entrevu, une fois la “volonté réduite” ». Quelle est la nature de ce pari qui n’occulte ni le manque d’un fondement assuré ni la faille du vivant ? Que de cette faille avouée (entre soi et soi, entre soi et le monde) autre chose puisse apparaître, une nouvelle réalité, un autre monde. La nature se « re-crée » à l’intérieur, la conscience de soi et du monde advient ; le monde, soi et la nature peuvent dès lors être re-créés par un sujet certes faillible, mais créateur. Si le projet moderne  d’un « moi » qui fait face au monde pour le transformer selon sa volonté et le conformisme productiviste que ce projet engendre sont fortement attaqués dans ce livre, l’auteur ne cherche pas pour autant à liquider le sujet et la conscience. L’enjeu principal de ce livre serait alors de penser un « sujet » non volontariste, ouvert à ce qui vient, disponible, insufflé, emporté, qui se concevrait non pas tellement « comme maître et possesseur de la nature » que comme « créateur d’une autre nature », essentiellement symbolique.

Se plaçant en quelque sorte entre Descartes (auquel on pourrait reprocher de figer la nature et le sujet dans une représentation) et Heidegger (auquel on pourrait reprocher de « saper, à travers la critique de la représentation ou une certaine manière dont celle-ci est menée, la conscience humaine en ce qu’elle instaure d’autre dans la nature »), l’auteur ébauche les contours d’un sujet créateur non volontariste. Or, non seulement l’ébauche-t-il, en pensée, mais il le met en scène dans des récits et des dialogues intemporels. Sans doute est-ce là ce qu’il y a de plus original dans ce livre, car toute la deuxième partie de cet essai met en scène, à travers un personnage, « il », et des dialogues, ce « sujet » qui n’avance qu’en défaillant, qui crée à même cette faille, qui aspire à… et désire… par-delà l’« objet » et le monde des choses sur lesquels la conscience vient trop souvent buter.

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Extraits

Dès lors, chacun est condamné à chercher sans être assuré de trouver. À errer donc… mais le sens est à chercher dans cette quête elle-même, en ce qu’elle a d’indécis et d’incertain. Longue, semée de doutes, de défaillances et de découragement, cette quête ouvre sur le vide et la tentation d’en finir… pour enfin s’installer en quelque sécurité d’existence. Personne aujourd’hui n’est une fois pour toutes assuré contre ce nihilisme. Le « plus rien ne vaut » universel est la  plainte que chacun entend au fond de lui. Telle serait peut-être, en effet, aujourd’hui, la toute première forme d’universalité, l’état premier de la condition de l’homme moderne. Le nihilisme est la tentation la plus proche en chacun : y opposer les « fois qui transportent les montagnes » est sans véritable vertu. C’est opposer le pouvoir de l’autosuggestion à l’incertitude de la quête hasardeuse et la joie inopinée de la découverte authentique. (p. 21)

C’est en suivant des chemins détournés qu’il entendit parler de l’amour. Jusque-là, il n’y avait jamais prêté attention. Son esprit le portait plutôt vers les choses abstraites, mais son être, parfois, renâclait sous l’effort. La tension était forte. […] « J’aurais tant aimé, disait-il, en finir avec l’objectivité. Sa pesanteur, sa bêtise. Voir à travers. Et qu’advienne une autre dimension. D’existence. D’être. Plus aérienne. Plus idéelle. Épurée. » […]« Voir à travers », jamais n’eut-il de plus ardent désir. Mais on ne peut voir à travers que s’il y a quelque chose à traverser. « Quelque chose », voilà le problème. […]
Il est tant d’esprits obtus, se disait-il, qui prennent plaisir à se buter aux obstacles, à les grossir, à en exagérer l’importance, de manière à « favoriser la prise de conscience », comme ils disent, alors qu’il ne s’agit, une fois de plus, que d’enfoncer la prétendue conscience dans ce qui l’aveugle, de la faire buter encore plus, jusqu’à n’en plus démordre, sur  l’« objet » de son ressentiment. (p. 97-98)

  • Oui. Lorsqu’on cesse de toujours revenir à soi (« Qu’est-ce que “je” veux ? Qu’est-ce que “je” devrais faire ? »), que l’on s’oublie…
  • … s’ouvre un espace…
  • … un espace dégagé, vide, vacant, ouvert…
  • … L’espace ?
  • L’espace du possible, qui est aussi celui du rêve et de ce qu’on appelle la pensée, qui est d’abord un libre exercice, ou, si l’on veut, l’exercice de sa liberté…
  • … De sorte que ?
  • De sorte que l’on puisse dire « je », mais d’une façon tout à fait originaire, ne renvoyant à rien, sinon…
  • Sinon ?
  • Au sentiment d’être là, soi, « moi », jouissant d’un espace de pensée pure, indéterminée, d’où se dégagent de loin en loin comme des colonnes de fumée dans la plaine, des pensées plus pures, plus « nettes », plus insistantes aussi.
  • Ne sont-ce pas les « idées » ?
  • Ce sont les idées, elles guident, elles jalonnent la marche…
  • Mais où cette marche nous conduit-elle ?
  • C’est la question de l’angoissé…
  • De l’angoissé ?
  • C’est-à-dire chacun d’entre nous.
  • En d’autres mots, cet état dont tu me parles…
  • … ne dure pas. Il ne dure pas, mais je pense qu’on peut s’exercer à le rendre plus durable.
  • Mais pourquoi ne dure-t-il pas ?
  • Le hiatus, le souffle coupé…
  • ?
  • La chute… tu saisis…
  • ?
  • Quand soudain ça s’ouvre, l’abîme… comme un fond sans fond dans lequel on tombe…
  • … L’angoisse…
  • Voilà, l’angoisse, la panique, la peur panique de cette chute…
  • … D’où le recours à la volonté…
  • … à la volonté, son exigence de buts nets et fermes, l’obstination à les atteindre… quoi qu’il en coûte…
  • … y compris la liberté…
  • … d’abord, la liberté…
  • … plutôt que le vide, n’importe quel « but », n’importe quel « objet », dirais-je, fait l’affaire…
  • Et si le monde n’était plus qu’objet…
  • … on serait enfin libéré de la peur du vide, et surtout de la chute. […]  (p. 146-147)

Œuvre de la dé-closion, la philosophie, entendue comme quête du vrai et de l’universel, se voue au nom du Vrai, de la Version unique, à faire taire la douleur de son enfantement, le cri que dissimule la parole faussement assurée du Maître de vérité socratique. Œuvre de la dé-closion, c’est à clore qu’elle s’évertuera […] plutôt que d’appeler à d’autres dé-closions en un dia-logue universel à multiples voix, sans frontière ni exclusive. Refusant de se comprendre elle-même comme dé-closion particulière, version signée du Vrai, elle nie le geste (la geste) de son origine, étouffe le cri de douleur qui marque l’accouchement de tout système […]   (p. 185)

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Critiques

 « Ce recueil de fragments marque un tournant dans la démarche de Michel Morin. Écrit avec de courtes phrases, des points d’exclamation, d’interrogation, de suspension, des parenthèses, des dialogues sans protagonistes, sans réparties, etc., ce livre transmet une expérience unique. […]
Dans Désert, Michel Morin ne parle pas de la discontinuité, il ne la promeut pas, mais en fait l’expérience par et dans l’écriture. C’est un peu son paysage intérieur qu’il nous livre au plus près de sa pensée sans jamais forcer une élaboration quelconque. “J’ai écrit ce livre, note-t-il, d’une façon particulièrement involontaire, sans projet défini, en suivant un fil intérieur. Mais à travers le doute, le questionnement, l’hésitation du livre, on en arrive finalement à un début d’affirmation, en une confiance profonde en l’être qui s’affirme.”

Et comme pour rattacher son dernier ouvrage à tout son cheminement de rupture, Michel Morin ajoute : “Être créateur, en Amérique du Nord, c’est d’une façon tout à fait particulière, être en rapport avec une réalité désertique qui nous hante sans cesse et être difficilement capable de se raccrocher à une tradition…” »

Guy Ferland, Le Devoir, 8 octobre 1988.

« Finalement, le désert aussi est très peuplé, on y fait sans cesse de drôles de rencontres. On peut notamment y voir défiler les proverbiales caravanes bien entendu, mais aussi des assoiffés (d’eau et de Dieu : les apparitions sont monnaie courante en ce lieu), des errants et des déserteurs de toutes sortes (ô mythique Légion étrangère), des mercenaire et des trafiquants d’armes (Rimbaud toujours), des illuminés et parfois même des saints, bref, tous êtres en déplacement dont la parole rare, mesurée au compte-gouttes, fait alors l’effet d’une révélation. […]

Les figures de Caillois, Bataille, Blanchot, Kafka sont très présentes ici, de même que le Gide de Paludes, un certain Marx, Lacan même (mais non nommé : “On ne donne que ce que l’on a pas”), qui se retrouvent tous, en étrange compagnie, dans ce “territoire indécis”, ce désert de la culture où l’œuvre véritable, par sa forme seulement entrevue, n’est pas celle qui vient combler un vide, mais celle qui, au contraire, le rend manifeste. »

Ginette Michaux (Université de Montréal), Spirale, novembre 1989.

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