Michel Morin, site officiel
L’Amérique du Nord et la culture

L’Amérique du Nord et la culture

Montréal, HMH, coll. « Brèches », 1982, 317 p.

Résumé

Ce second volet du Territoire imaginaire de la culture cherchera, essentiellement, à penser la singularité de l’Amérique du Nord sur le plan culturel et politique par rapport à l’Europe et les sociétés indiennes, ainsi qu’à dégager la configuration historique et imaginaire propre au Canada français.

Mais avant, l’auteur devait régler ses comptes avec ce monstre aux mille têtes qu’est l’Idéologie. La première partie de l’ouvrage, intitulée « Au-delà des idéologies, l’individu », pourrait être considérée comme une subtilemachine de guerre théorique visant à saper à la base le ressort interne de l’investissement idéologique qui se nourrit du « désir d’auto-annihilation du sujet » en lui faisant miroiter une possible « reconstitution de l’unité perdue ». Or, l’individu, croit Morin, se doit de résister « à toutes les tentatives de récupération de sa singularité au profit de représentations totalisantes qui donnent aux problèmes inédits qu’il se pose des réponses toutes faites ».
Cherchant à penser dans un deuxième temps la singularité de l’expérience américaine, l’auteur fera ressortir le caractère « inaugural » de la Révolution américaine, qui fait éclater le principe européen des nationalités. En fait, le déplacement de l’Europe vers l’Amérique introduit une rupture radicale, une discontinuité essentielle avec tous les contenus organiques (famille, nation, religion), voire avec l’Histoire elle-même, entendue comme histoire des peuples et de leurs États. Mais cette discontinuité historique demeure pour une large part occultée. Le Nouveau est pensé en des termes anciens. De ce fait, le ressourcement en ces « terres nouvelles » de la culture européenne détachée de ses contenus organiques n’a pas pu prendre l’essor qu’il aurait pu prendre. Le destin culturel de l’Amérique reste à penser. Le règne de la Productivité intensive en Amérique ne fait que révéler cet impensé.

L’échec historique des Canadiens français à se constituer un État-nation pourrait être l’occasion, selon Morin, si le fantasme de l’État salvateur et de la Paternité historique retrouvée se trouvaient écartés, de « penser la culture hors substance, comme territoire d’exploration et d’expérimentation ». « L’orphelinat assumé »,  loin de tout fantasme d’un retour à l’origine (la France) ou d’une normalisation historique (l’État-nation), pourrait permettre « l’exploration de nouveaux espaces imaginaires » en larguant tout Regard inhibiteur. Encore faudra-t-il avoir le courage de cet orphelinat ! Les coureurs des bois ne sont-ils pas les premiers en Amérique du Nord à avoir pris acte (pratiquement) de cette discontinuité historique ? Cette discontinuité, ils l’ont vécue ; à nous maintenant de la penser et de lui donner son sens.

Si le lecteur cherche le « confort identitaire », L’Amérique du Nord et la culture n’est pas un livre pour lui. Ce livre s’adresse au « créateur de demain », citoyen d’un monde pluriel. L’avenir, croit l’auteur, n’est pas du côté des nations mais de l’individu ; c’est de ce côté qu’il faudra chercher de plus en plus la « pluralité des mondes ». Morin pense dans ce livre que l’État et la culture de demain seront universels. Peut-être est-ce finalement ce qu’aura signifié la « découverte de l’Amérique » : sortir l’Europe de son Histoire, de son Territoire, de ses Nationalités et de ses contenus organiques de manière à en ressaisir l’Idée, c’est-à-dire l’essence, et ainsi la rendre véritablement universelle. Mais cette signification n’est pas encore advenue, elle travaille les continents et tout particulièrement l’Amérique.

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Extraits

Rousseau pense sans doute cela même dont les coureurs des bois, à la même époque, font l’expérience : la pure nature, vierge et intacte. Mais ceux-ci ne pensent pas la réalité dont ils font l’expérience. Aussi celle-ci, du point de vue de la culture, risque-t-elle de se perdre et de ne pas porter fruit. L’expérience intérieure, si loin fût-elle poussée, est alors vouée au repli. Dépourvu de réalité, le mythe qui se trouvait à l’origine de l’œuvre de Rousseau se trouvera désormais offert à toutes les critiques : on n’y verra qu’illusion qu’on ne tardera pas à tourner en dérision. Par ailleurs, l’expérience réelle de découverte et d’exploration qui se vit en Amérique, se trouve en réalité impensée, ou encore reflétée en des formes ou en des termes qui la faussent et la défigurent, souvent en l’idéalisant abstraitement, comme c’est le cas de la littérature qui se développe peu à peu en Amérique du Nord. Il n’est que de songer, à titre d’exemple, aux héros de Fenimore Cooper, dont l’expérience inédite, la nouveauté de l’existence n’arrivent jamais à se réfléchir que dans des personnages abstraits, au moyen de notions idéalistes. Un certain divorce, ainsi, se produit, qui mène, d’une part, du côté européen, à l’élargissement de l’espace intérieur, résultat des impulsions venues de l’extérieur, mais impensées comme telles, reculant plus que jamais les limites du pensable (Hölderlin, Nietzsche, etc.) mais voisinant en même temps les régions dangereuses et mortelles du délire et de la folie ; et, d’autre part, du côté américain, un élargissement considérable de l’espace extérieur, vécu à travers une expérience intérieure étriquée, bornée par des notions abstraites. (p. 101-102)

Le véritable événement de l’histoire des Canadiens français, comme de tous les peuples américains au demeurant, c’est la découverte de l’Amérique. Sur le plan philosophique, cet événement est tel qu’il implique une rupture avec le concept européen de l’Histoire, soit, au sens hégélien, cette totalité organique constituée de l’histoire des peuples. Mais ce concept de l’Histoire n’en a pas moins subsisté. C’est du  sein de ce concept que l’on a continué de se comprendre et de s’interpréter. Or, la découverte de l’Amérique impliquait une sortie hors de l’histoire européenne en même temps que l’inauguration d’un nouveau rapport à l’espace et au temps. (p. 163)

Prendre acte de la discontinuité, vivre l’orphelinat, ce n’est donc ni rétablir le Père en sa puissance idéale, ni retourner à la Mère, en sa puissance imaginaire. Ce n’est ni parvenir à la maturité, ni régresser dans l’enfance. Ce n’est ni assumer l’Histoire, parvenir à l’État, ni retourner à la source, c’est-à-dire à la terre, à la Mère. C’est délier l’imaginaire de tout rapport de redevance au symbolique, oublier, en sachant qu’on oublie. Rompre en connaissance de cause et en toute conscience, récupérer pour soi la puissance de nomination, être père et mère de tout à la fois d’un territoire vierge de toute identification préalable, lieu d’expérimentation de toutes les singularités orphelines, territoire largué, livré aux enfances improbables. Ce que nous avons appelé jusqu’ici le territoire imaginaire de la culture. (p. 147)

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Critiques

« Certes, ce livre inquiétant et difficile, et qui étonne, dérange, déroute, scandalise, éblouit, force le respect, mérite d’être lu, relu et discuté. […] Cette œuvre témoigne incontestablement d’une pensée hardie et d’une exceptionnelle vigueur. À cet artiste-penseur, convaincu que “l’individu ne peut soumettre à la négociation ce qu’il est, qu’il doit l’imposer et que c’est par ses œuvres qu’il y parvient”, nous ne pouvons que souhaiter vivement qu’il poursuive sa route, qui est exemplaire. De même lui souhaitons-nous des compagnons et des adversaires dignes de lui. »

Pierre Quesnel, Le Devoir, 27 novembre 1982.

« Le livre est dense, d’une grande portée et il requiert une attention toute particulière. Nous sommes en présence d’un jeune auteur, un critique et un penseur, qui ouvre ici la voie à une nouvelle génération de penseurs. Il a certainement du courage et le goût du risque. Tout au long de l’essai, il est évident qu’il cherche à provoquer la rencontre possible et désirable avec la pensée. […]

Il réfléchit sur le sens de la révolution américaine qui met un terme à un ordre ancien et insiste sur son aspect inaugural qui l’emporte à tous égards sur l’aspect critique et révolutionnaire. Il a très justement compris que le recommencement est plus important que le renversement, l’ouverture, plus décisive que la rupture.  De telles réflexions foisonnent tout au long de pages qu’on ne peut lire sans une vive émotion tant l’intelligence y est vive. Les rapports de la langue et de la culture constituent une réalité à penser, et il faut enfin oser penser le destin culturel de l’Amérique du Nord dans sa totalité, une tâche qui n’a pas été résolue encore ni par les États-Unis, ni par le Canada. Les Sud-américains travaillent actuellement au bilan culturel de leurs pays. Le moment est donc propice pour jeter les bases de nos inventaires futures, et Michel Morin vient d’y apporter une contribution de taille. »

Andrée Paradis, Vie des Arts, décembre 1983.

« Un livre bien singulier. Tout d’abord parce qu’il entend s’imposer comme une œuvre. Il y a là une volonté, une décision dont on ne trouve que fort peu d’exemples dans la production philosophique au Québec. Ce n’est pas une chose si facile que de faire taire les instances parlantes et de prendre à bras le corps l’ensemble du corpus philosophique, pour se lancer ainsi à l’aventure. »

Marc-Fernand Archambault, Philosophiques, printemps 1985.

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