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L’étrangeté de la raison

L’étrangeté de la raison

Montréal, Les Herbes rouges, 1993, 167 p.

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Résumé

Ce livre tient à la fois du voyage et de l’enquête. Non, l’auteur ne se déplace pas au Congo ni ne cherche à élucider quelque crime crapuleux. Argonaute de l’esprit, l’auteur voyage au « pays de la raison » en compagnie de Descartes et de Spinoza notamment, mais aussi de Sade. Au cours de sa traversée, l’auteur tentera de redécouvrir la Raison à travers l’expérience de l’Idée, son surgissement. Avènement de l’Être à l’idée, adéquation ou ajustement de l’Être avec lui-même, l’idée est l’« acte de comprendre », comme l’écrivait Spinoza.

« Loin d’être ce qui organise la vie sociale au service de l’utilité et de la prospérité, écrit Morin, la Raison renvoie l’individu à l’exigence de comprendre qui le tenaille envers et contre méthodes, modèles, systèmes qui se font passer pour “rationnels”. » Le règne du « préjugé utilitaire » qui régit de nos jours aussi bien le rapport à la connaissance que le monde du travail n’a rien à voir avec l’expérience de l’Idée qui fait, lorsqu’elle surgit, éclater toutes représentations premières des choses et toutes fins préétablies. Être attentif au travail de l’idée en soi, c’est apprendre, dans un premier temps, à être dérangé et inquiété dans ses façons de penser en attendant qu’une nouvelle vision de soi et du monde en vienne à s’imposer, peut-être aussi étrange et dérangeante dans son « hyper-lucidité » pour l’« ordre établi » (sinon davantage) que les assauts de l’irrationnel.

Ce voyage au « pays de la raison » ne se fait toutefois pas sans détours puisque l’auteur en profite pour enquêter en chemin. S’il cherche à comprendre l’Idée dans son surgissement, Michel Morin n’est pas sans savoir que l’Idée peut aussi retomber et se figer, que le principe de Raison peut se durcir en une normativité toute extérieure à l’individu plutôt que d’être l’« acte de comprendre » qui ordonne, de l’intérieur, le corps, les pensées et les actes. Ainsi dévoyée, la Raison conduit au nihilisme. Cela dit, la raison dévoyée est une raison affaiblie et l’on aurait tort de liquider le principe de Raison au nom d’une caricature de la raison.

« L’Être se dérobe-t-il à l’Idée, ou, au contraire, l’Idée permet-elle d’y accéder », demande Morin ? Nietzsche puis Heidegger ont fait une œuvre salutaire et nécessaire en pourfendant le nihilisme à l’œuvre dans la civilisation occidentale. Mais doit-on pour autant prétendre que l’« ici-bas » échappe à toute explication par crainte d’instaurer un nouvel « arrière-monde » ? L’homme et son désir de comprendre seraient-ils donc une erreur, une aberration remettant en question l’équilibre de la nature et le repos de l’Être ? Encore faudrait-il produire le concept de cette aberration ! Michel Morin, par-delà les philosophies de la dépossession et du dessaisissement, aspire dans ce livre à l’Idée. « Esprit est la vie qui dans la vie elle-même tranche : de son propre tourment s’accroît son propre savoir, déjà le saviez-vous », disait Zarathoustra que cite Morin. Évidemment, le surgissement de l’Idée brusque l’écoute patiente de l’Être. Mais la crainte de brusquer le pressentiment de ce qui vient vers soi peut aussi conduire à occulter ce qui advient néanmoins (comme le fait qu’un homme puisse éprouver du sein de son angoisse le désir de se ressaisir et qu’il puisse y parvenir) et ajourner, parfois indéfiniment, l’acte ou l’expression qui trancheraient sur tous les autres.

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Extraits

L’homme serait-il une erreur qu’il faudrait aider Dieu à corriger ? Telle est la question qu’adresse au ciel celui que l’on a à juste titre appelé le Divin Marquis. Incontournable question, puisqu’elle est au cœur même de ce qu’on appelle Morale : l’homme doit-il apprendre à refouler ce qu’il est ou doit-il plutôt apprendre à le devenir toujours plus, en le regardant en face, c’est-à-dire en le comprenant ? Faut-il parier sur les ressources de la lucidité humaine ou plutôt, entretenant la méfiance à son égard, enseigner à l’homme à réprimer ce qu’il est, en le châtiant s’il s’y refuse ? Le véritable comportement éthique ne découle-t-il pas de la lucidité nous apprenant qu’il n’est rien de bien ni de mal, mais simplement qu’il n’est rien d’autre que ce qui est, et qu’il incombe à l’homme de parvenir à le comprendre ?  (p. 30)

Connaître, ou comprendre une chose, c’est ainsi, pour un individu donné, faire l’apprentissage de son autonomie par une mise en question radicale de toutes les représentations premières des choses, de toutes les « fins » pré-établies, véritable désancrage ou déracinement qui le renvoie à la nécessité de rentrer en lui-même pour savoir ce qu’il en est de quelque chose, devenant peu à peu capable de cette patience à la faveur de laquelle l’esprit, attentif à ses pensées, laissera advenir, s’imposer à lui l’irréductible idée. C’est ce rapport à l’idée qui se trouve être réellement constitutif du sujet, par-delà toute représentation et toute finalité préconçues. C’est dire que l’homme n’est « la mesure de toutes choses » non en tant qu’il les asservit toutes à une même fin utilitaire dont il devient lui-même dès lors l’esclave, qu’en tant que, s’étant retiré de leur commerce trop familier, et, du même coup, de sa propre « perception » aveuglée, il est devenu attentif à ce travail de l’idée qui le met en rapport avec ce qui, se saisissant de lui, le dérange et le déconcerte, pour l’ouvrir à une nouvelle vision, à la faveur de laquelle la chose ne sera plus vue de la même façon. (p. 100)

Si la « raison » dont nous approchons ici la compréhension semble se tenir loin de ce que nous entendons d’ordinaire par là, n’est-ce pas à cause de cet effet de grossissement de la perspective historique et critique qui réduit l’expérience de l’advenue et de la saisie instantanées à un devenir indifférencié et fait passer l’épigone pour le maître ? Mais si l’on s’approche des philosophes qui ont tenté de penser ce que l’on appelle « idée » et « raison », à commencer par Platon et en passant par Descartes et Spinoza, l’on pourra être amené à se rendre compte que l’advenue de la raison correspond toujours à une expérience étrange, étrangère, déconcertante, mais à la manière d’un saisissement qui, toutefois, ne s’atteint qu’au bout d’un dessaisissement. Si, de l’expérience de ce saisissement, ces traces que sont les idées sont apparues, à la faveur d’un pourrissement de la pensée, comme des entités toutes faites et immuables, obligeant la pensée à ployer sous leur autorité et motivant de la sorte l’émergence de philosophies de la dépossession et du dessaisissement, ne parvenons-nous pas aujourd’hui à ce point où nous pouvons à nouveau éprouver l’exigence de pensée comme aspiration à être saisi et à se ressaisir, risquant l’affirmation et l’action, conjuguant l’idée et l’acte, dans leur injustice profonde, en ce que tout ce qui s’affirme exclut, tout ce qui se pose dispose de ce qui était, mais que c’est à cette seule condition qu’advient autre chose, que se produit une autre réalité ? (p. 162-163)

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Critiques

« L’étrangeté de la raison est un livre étonnant. En son principe, comme en son écriture, il ne pourra toujours que nous surprendre sans cesse et nous dérouter. Mais c’est bien là sa vertu : celle de nous déjouer, de déjouer sans cesse la représentation du thème qu’il met lui-même en œuvre, c’est-à-dire celui de la raison. Et s’il y parvient, c’est parce qu’il n’est rien en dehors des effets qu’il produit. Avons-nous laissé de côté le livre, il continue d’agir en nous. Au sens fort, il nous cause, il nous agit, il nous arrache à nos états contemplatifs, il nous libère de nos états dépressifs. Bref, il nous pousse à agir. Et à agir au sens profond, non pas conformément à une image que l’on se fait de soi ou des choses, mais en accord le plus étroit avec le sens le plus intime de notre être. Le livre est sain en son principe, parce qu’il fait de la philosophie un acte plutôt qu’une vague interprétation du monde. […]
Le caractère révolutionnaire du livre de Morin est bien là : la tradition philosophique, celle qui remonte jusqu’à Platon, n’a de cesse d’avoir condamné le corps et ses irrégularités, lorsqu’elle s’appuyait sur la raison. Elle a fait de la raison une arme contre le corps, contre la sensibilité. Elle a fait de la raison une autorité répressive. Et d’autant plus répressive qu’elle est devenue aujourd’hui fonctionnelle. Mais L’étrangeté de la raison renverse et transforme cette attitude. La raison en son principe permet au corps et au sentiment d’atteindre la plus haute forme d’expressivité.
Elle libère le corps et le sentiment plutôt qu’elle ne les réprime. Elle accorde le corps à l’esprit dans un acte irréversible dont l’écriture de ce livre témoigne ici sans hésitation. »

Claude Bertrand, Lectures, avril 1994.

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