Michel Morin, site officiel

Désert

Désert

[1988], Montréal, Les Herbes rouges, coll. « Territoires », 2006, 255 p.

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Résumé

Comment résumer un tel livre, Désert, que l’auteur, citant Saint Jean de la Croix, dédie « à l’obscur et en assurance » ? Que dire, conceptuellement parlant, d’un livre qui déclare que « l’œuvre véritable rend le vide manifeste », « indiquant par là que ce n’est pas elle qui, en tant que telle, est importante, mais “autre chose” à quoi elle renvoie, qui est insaisissable et signifie au fond sa propre abolition » ? Et bien justement, nous dirons ceci qui rend compte du désir qui anime ce livre de dissoudre l’objet et d’ouvrir sur l’irreprésentable : il s’agit ici, essentiellement, de remettre en question l’objet, c’est-à-dire le monde des choses, le projet, l’objectivité. Remettre en question : c’est-à-dire viser l’au-delà de ce monde des choses, sans pour autant nier qu’il faille passer par l’objet, l’objectivation du monde, la prise sur les choses, le travail, etc., pour s’en dégager. Michel Morin tente dans ce livre de se dégager de l’objet, sans pour autant condamner péremptoirement la nécessaire objectivation du monde de l’entreprise humaine. Le dépouillement qui en résulte, par-delà la « limite de croissance », ouvre sur le don de soi, la parole, l’effusion, voire la communion. Mais ce dépouillement ne saurait être prescrit par une quelconque « morale volontariste », puisqu’il advient tel un surplus, un surplus d’âme par-delà la dissolution de l’objet.

Cela dit, le thème idéel de ce livre, si bien cerné et formulé soit-il, ne rendra jamais compte du mouvement de l’écriture en général, des divers tons qui s’y croisent (parfois plus théoriques, parfois plus intimes) et de l’engagement existentiel d’un sujet dans la pensée. Seule la lecture de ce livre pourrait rendre compte de cet aller-retour constant entre l’expression d’une subjectivité réflexive, voire lyrique, et les moments plus théoriques. Parfois, c’est le sujet énonciateur, un sujet à vif, dépouillé, souffrant, que nous rencontrons sur notre chemin. Parfois, c’est la théorie, l’esprit qui tranche et qui distingue, qui prend le relais. À la théorie succède la poésie ; à la poésie succède la théorie.

Il n’est d’autre façon de prendre conscience de cet aller-retour incessant entre ce qu’on pourrait appeler l’« en soi » et le « pour soi » que de lire Désert et plusieurs autres livres de Morin qui procèdent de la même tension dialectique. Cette tension dialectique entre l’en soi et le pour soi provient de ce que l’essayiste ne croit pas qu’il faille s’abolir (se nier en tant que sujet particulier), s’effacer pour nous apprendre quelque chose. Son expérience personnelle n’est pas une erreur, sa particularité une absurdité eu égard au Savoir et la Vérité. Car le savoir dont il est question dans l’essai philosophique n’est pas un savoir désincarné, il est vécu et engage totalement le Sujet de l’énonciation (l’auteur-narrateur) dans cette aventure de la pensée qui constitue l’« histoire », le « récit » propre à l’essai.

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Extraits

Je me sens touché par ce qui ne se touche pas. Tes larmes. /
Je t’offre à nouveau ce dialogue sans réparties. Et sans personnage. /
Cette pièce sans acteur. Cette pièce en silence. /
Les mots sont en pénitence. Les acteurs sont en vacances. /
Et la pièce se joue en silence. Je t’offre ces blancs, ces absences, ces silences. Cet inavouable retrait. Cette âme. /
Je t’offre cette effusion. /
Cette profusion qui s’achève en désert. Quelle honte ! Mais quelle honte ! (p.100-101)

Cette affirmation de l’objectivation, chez Marx, de sa nécessité, s’oppose à une conscience idéale, « désincarnée », qui se poserait au-delà de toute expérience sensible. Car l’expérience sensible concrète implique le rapport à l’objet, l’épreuve de sa résistance, et son dépassement. /
Ce n’est que dans la mesure où l’épreuve de l’objet s’est trouvée réussie que le dépassement de l’objet devient possible. Dépassement de l’objet : désappropriation, dépossession. /
Nul ne peut accéder à cet au-delà de l’objet — qui en est la contradiction, la dissolution, le « sacrifice » —s’il n’est parvenu — et c’est là justement le « travail » — à se poser par rapport à un objet et à s’imposer à celui-ci, à lui imprimer sa marque.
Tel est le sens de l’objection marxienne à toute conscience idéaliste : si l’on dit que l’homme ne réalise son essence que dans la dépossession, il ne peut ressentir l’exigence de celle-ci que par-delà l’épreuve « réussie » de l’objet. (p.146-147)

Ceux qui évaluent une culture à partir du nombre d’œuvres produites font une erreur fondamentale puisqu’il leur importe d’abord que le vide soit comblé et non qu’il soit rendu manifeste. L’œuvre véritable rend le vide manifeste. En le signalant à l’attention, elle distrait ainsi d’elle-même. Indiquant par là que ce n’est pas elle qui, en tant que telle, est importante, mais « autre chose » à quoi elle renvoie, qui est insaisissable et signifie au fond sa propre abolition. / […]
Les « vrais » intellectuels sont comme les « vrais » artistes : ils s’effacent. Leur effacement, qui est un certain mode de présence, creuse un vide dans la représentation culturelle. Et ce vide aspire, que l’on en soit conscient ou non, qu’on le veuille ou non. / […]
Les œuvres de culture n’ont d’autre réalité que de souligner cet « ailleurs ». Toute revendication identitaire est déplacée d’un point de vue culturel. On ne crée pas pour se donner une identité mais pour signifier cet ailleurs où l’on est en même temps que l’on est ici. (p. 206-208)

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Critiques

 « Ce recueil de fragments marque un tournant dans la démarche de Michel Morin. Écrit avec de courtes phrases, des points d’exclamation, d’interrogation, de suspension, des parenthèses, des dialogues sans protagonistes, sans réparties, etc., ce livre transmet une expérience unique. […]
Dans Désert, Michel Morin ne parle pas de la discontinuité, il ne la promeut pas, mais en fait l’expérience par et dans l’écriture. C’est un peu son paysage intérieur qu’il nous livre au plus près de sa pensée sans jamais forcer une élaboration quelconque. “J’ai écrit ce livre, note-t-il, d’une façon particulièrement involontaire, sans projet défini, en suivant un fil intérieur. Mais à travers le doute, le questionnement, l’hésitation du livre, on en arrive finalement à un début d’affirmation, en une confiance profonde en l’être qui s’affirme.”
Et comme pour rattacher son dernier ouvrage à tout son cheminement de rupture, Michel Morin ajoute : “Être créateur, en Amérique du Nord, c’est d’une façon tout à fait particulière, être en rapport avec une réalité désertique qui nous hante sans cesse et être difficilement capable de se raccrocher à une tradition…” »

Guy Ferland, Le Devoir, 8 octobre 1988.

« Finalement, le désert aussi est très peuplé, on y fait sans cesse de drôles de rencontres. On peut notamment y voir défiler les proverbiales caravanes bien entendu, mais aussi des assoiffés (d’eau et de Dieu : les apparitions sont monnaie courante en ce lieu), des errants et des déserteurs de toutes sortes (ô mythique Légion étrangère), des mercenaire et des trafiquants d’armes (Rimbaud toujours), des illuminés et parfois même des saints, bref, tous êtres en déplacement dont la parole rare, mesurée au compte-gouttes, fait alors l’effet d’une révélation. […]
Les figures de Caillois, Bataille, Blanchot, Kafka sont très présentes ici, de même que le Gide de Paludes, un certain Marx, Lacan même (mais non nommé : “On ne donne que ce que l’on a pas”), qui se retrouvent tous, en étrange compagnie, dans ce “territoire indécis”, ce désert de la culture où l’œuvre véritable, par sa forme seulement entrevue, n’est pas celle qui vient combler un vide, mais celle qui, au contraire, le rend manifeste. »

Ginette Michaux (Université de Montréal), Spirale, novembre 1989.

« Ce livre-là a un ton, le ton justement de l’intime, du dévoilement de ce qui se cache, de ce qui ne peut s’avouer, de l’inavouable. »

Claude Lévesque (Université de Montréal), Radio-Canada, 1988.

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